Une opinion de Sebastian Santander, professeur de science politique à l'Université de Liège et au Collège d'Europe de Natolin.
C'est un lieu commun de dire que la construction européenne est en crise et un euphémisme d'affirmer que ses décideurs s'avèrent impuissants à remettre l'Europe sur les rails. Mais les affaires pour l'Europe ne risquent pas de s'améliorer avec Donald Trump. Européens et Américains ont de tout temps partagé l'idée que les États-Unis sont le parrain de la construction européenne. La raison est simple : ils considèrent que les États-Unis ont exercé un rôle décisif dans l'édification et la consolidation d'une Europe unie. Cette vraie ou fausse croyance a poussé l'Europe et les chancelleries européennes à faire des États-Unis un socle central de leur intégration ainsi qu'un partenaire stratégique « irremplaçable », alors que l'inverse n'est pas nécessairement vrai.
Mais voilà, aujourd'hui la population américaine a élu aux plus hautes fonctions politiques du pays un président qui aspire à faire de l'agenda interne sa priorité absolue (emploi, économie, infrastructure, immigration). Cette population séduite par le slogan « America first » - repris de l'Amérique isolationniste de l'entre-deux-guerres - a voté pour le repli sur soi. Il s'agit, notamment, d'une population qui a peur d'être minorisée dans son propre pays du fait de la montée en puissance des minorités, qui se sent incomprise et lâchée par les élites de Washington, qui est en colère car 5% de la population américaine concentre plus de 85% des richesses, qui se sent exclue car la crise de 2007-2008 a accéléré son appauvrissement et qui conspue la mondialisation du fait qu'elle appauvrirait la société et, détruirait emplois et industries.
Dans la vision des choses de Donald Trump, l'international semble faire partie du problème, pas de la solution. Si Obama a accordé durant sa présidence une attention distraite au partenariat transatlantique et à ses alliés européens, Trump, quant à lui, a un a priori négatif tant vis-à-vis de l'Otan que de l'Europe institutionnelle. Il considère l'Otan « obsolète » et son maintien ne tient, selon lui, qu'aux États européens qui doivent contribuer davantage à leur politique de défense respective. À défaut de quoi il risque de revoir les « termes du contrat » de l'Otan à la baisse. Ce qui préoccupe les européens d'autant que Trump ne serait pas opposé à un rapprochement stratégique avec la Russie et à l'idée de donner aux Russes plus de latitudes dans la géopolitique mondiale. À moins que Trump reste fidèle à sa réputation d'homme imprévisible et change sa vision tant par rapport à l'alliance transatlantique qu'à la Russie.
Quant à l'avis qu'il se fait du projet européen, celui-ci s'est clairement manifesté durant toute la campagne du Brexit où il a apporté son soutien à la cause de Nigel Farage du parti europhobe et anti-immigration UKIP. Trump s'est même érigé en M. Brexit et prédit que sa « victoire sera un Brexit plus plus plus ». Ces propos sont en conformité avec le discours anti-élites et anti-establishment ambiant. Dès lors, le moindre qu'on puisse dire est que Trump ne s'intéresse pas à l'UE en tant que projet. Il trouve même qu'elle peut constituer un problème potentiel. Raison pour laquelle les institutions européennes sont nerveuses et inquiètes. D'autant qu'un certain nombre de partis populistes et europhobes, qui ont le vent en poupe en Europe, se sentent proches de Trump. Ce qui amène certains eurocrates à considérer la victoire du magnat de l'immobilier comme « une catastrophe » susceptible de créer « un défi existentiel » pour l'intégration européenne.
La victoire de Trump combinée au sentiment croissant d'insécurité (économique, sociale, identitaire), à la crise de la représentation des pays européens et à l'érosion continue de la légitimité de l'UE pourraient donner des ailes aux partis contestataires et anti-système. L'Europe sera confrontée à de nombreuses échéances électorales et référendaires importantes dans les mois à venir dont les résultats pourraient la fracturer davantage : référendum constitutionnel en Italie à haut risque ; élections allemandes sous fond de crise des réfugiés et de montée en force du parti populiste AfD ; élection présidentielle française dans un contexte agité et de renforcement du Front national dans l'opinion publique ; élections aux Pays-Bas où Geert Wilders, président du parti islamophobe et europhobe PVV, espère exploiter le Brexit pour proposer l'organisation d'un référendum sur un « Nexit ».
Si Trump ne compte pas appuyer directement les populismes en Europe, sa victoire risque de les inspirer davantage. En outre, il souhaite avoir comme interlocuteurs des États européens plutôt qu'une institution supranationale qui, d'après lui, est en train de « s'écrouler ». Et surtout des États ayant des gouvernements à l'écoute de ses demandes afin de renégocier les accords transatlantiques existants. Si les gouvernements populistes, europhobes et souverainistes semblables à celui d'Orban en Hongrie s'avéraient plus favorables aux intérêts américains, Trump pourrait alors être intéressé à développer des relations avec eux. Ce qui risquerait d'animer davantage les divisions intra-européennes et partant accentuer la spirale de désintégration dans laquelle se trouve le projet européen. À moins que l'Europe saisisse l'occasion pour couper le cordon ombilical avec son parrain américain (notamment en matière de défense), prenne son destin en main et agisse sérieusement pour combler le gouffre qui sépare les élites des préoccupations quotidiennes des citoyens européens. Pourront-ils le faire ? That is the question !