Maxime HABRAN revient sur les éléments essentiels de la crise agricole qui touche l'Europe
Depuis le début de l’été, la colère gronde du côté des agriculteurs et pour cause, les prix du lait et de la viande ont atteint des seuils dangereusement bas. Que ce soit en France ou en Belgique, le combat est le même. Les agriculteurs veulent des prix plus élevés pour la viande et pour le lait car actuellement ceux-ci sont inférieurs aux coûts de production. Ils ne peuvent évidemment pas vivre uniquement des aides nationales ou européennes. C’est d’ailleurs un des objectifs de la politique agricole commune (PAC) qui prévoit en son article 39 TFUE d’assurer un niveau de vie équitable à la population agricole. A l’heure qu’il est, cet objectif fait défaut.
Cette note a pour objectif de répondre à trois questions : d’où vient la crise, quelles sont les solutions et les mesures prises sont-elles suffisantes ?
D’où vient la crise ?
Pour comprendre la crise qui touche le secteur agricole européen, il convient de revenir sur certains éléments.
1. Fin des quotas laitiers
Elle fut prononcée le 31 mars 2015 et mit fin à plus de trente années de régulation dans le secteur laitier. La première mesure fut décrétée en 1984 afin de réguler la production laitière responsable des stocks de poudres de lait et de beurre et de soutenir le marché. Les coûts de stockage étaient très élevés pour la Communauté européenne et étaient en partie responsables de l’augmentation du budget communautaire. Le mécanisme de l’époque reposait sur un régime de limitation de la production laitière sous la forme de quotas nationaux pour les Etats membres. En cas de dépassement des quotas, une sanction financière était appliquée.
D’un point de vue historique, avant les années septante, les agriculteurs européens évoluaient dans un contexte de dérégulation. Il n’y avait aucune limite à produire. Via le système d’achat des stocks par la Communauté, les agriculteurs avaient la garantie que leurs produits seraient achetés. Cette logique productiviste aura de graves conséquences et sera à l’origine de réformes majeures qui marqueront durablement la PAC. D’une part, la saturation des marchés agricoles provoquera une baisse des prix agricoles et une diminution du revenu des agriculteurs. D’autre part, une grave détérioration de l’environnement aura lieu suite à l’utilisation de techniques et méthodes de production intensive.
Deux mesures majeures qui ont évolué avec le temps trouvent leur origine dans cette première crise agricole. Premièrement, il s’agit de la fin des paiements couplés. Autrement dit, les agriculteurs ne percevront plus un paiement en fonction de la production d’un produit spécifique : c’est le découplage des aides. D’autre part, la fin des années septante voit apparaître la prise en compte croissante de la protection de l’environnement. L’environnement devient un titre dans l’Acte unique européenne et sera intégré de manière croissante lors de chaque réforme de la PAC.
La fin des quotas laitiers est considérée par les instances européennes comme une opportunité. Une dérégulation du secteur devrait permettre de libérer le marché des entraves techniques, relancer la concurrence entre les agriculteurs européens et surtout faciliter les exportations hors Europe tout en résorbant les surplus. C’était sans compter sur l’embargo russe, la baisse des prix agricoles et la diminution de la demande en lait de la Chine, gros importateur laitier.
2. Retard de transposition de la nouvelle PAC
Entrée en vigueur en décembre 2013, la nouvelle politique agricole commune vit le jour après trois années de discussion. Trop juste pour être totalement appliquée par les Etats membres en 2014, l’entrée en vigueur eut lieu au 1er janvier 2015. 2014 fut donc une année de transition. Ce retard a plongé les agriculteurs dans le flou et le régime de transition n’a pas suffi à rassurer les marchés. Les mesures prévues dans le cadre de la nouvelle réforme modifient en profondeur l’organisation des paiements et les mécanismes d’aides.
3. Conditionnalité des paiements
Depuis 2003 et la réforme à mi-parcours de la PAC, l’octroi des aides est conditionné au respect de règles concernant l’environnement, la sécurité alimentaire, la santé animale et végétale, le bien-être des animaux, etc. Aussi appelées exigences réglementaires en matière de gestion (ERMG) et bonnes conditions agricoles et environnementales (BCAE), elles sont obligatoires et leur non-respect entraîne une réduction des aides. La dernière réforme accoucha d’un nouveau mécanisme, le verdissement. Ce dernier vise à aller un cran plus loin en matière d’intégration environnementale puisque chaque exploitation recevra un paiement par hectare admissible en contrepartie du respect de certaines pratiques agricoles bénéfiques pour le climat et l’environnement. Pour percevoir ce paiement, un agriculteur doit respecter des mesures vertes (maintien des prairies permanentes, diversification des cultures, surface d’intérêt écologique) ou des pratiques équivalentes. L’ensemble de ces mesures est jugé coûteux et difficile à mettre en place par les agriculteurs. De plus, ils estiment que la mise en place de mesures vertes entraîne des pertes de revenus.
4. L’embargo russe
Pour rappel, le 7 août 2014, la Russie décrétait un embargo sur un grand nombre de produits agricoles en provenance de l’Union européenne, des Etats-Unis, de l’Australie, du Canada et de la Norvège. Nous parlions alors à l’époque de test grandeur nature pour l’Union européenne qui venait de se doter d’une nouvelle législation agricole et qui allait devoir faire face à une crise de grande ampleur. Force est de constater qu’un an après, la crise est bien présente dans le secteur de l’élevage. Afin de soutenir les agriculteurs, des mesures avaient été prises en ce qui concerne les fruits et légumes, le lait et les produits laitiers. Suite à la décision de la Russie de prolonger l’embargo d’un an et dans un contexte agricole rendu difficile par une chute importante du prix du lait et de la viande de porc, la Commission européenne a décidé de prolonger d’un an l’essentiel des mesures.
Pour le secteur laitier, les mesures consistent en une intervention publique et une aide au stockage privé pour le beurre et le lait en poudre. Ces mesures auraient dû expirer le 30 septembre 2015 mais sont prolongées jusqu’en février 2016. Concernant les fruits et légumes, les mesures sont prolongées jusqu’au 30 juin 2016 et visent le retrait du marché en vue de la distribution gratuite de fruits et légumes aux organisations caritatives mais également la non-récolte. Ces mesures visent à compenser la diminution des exportations vers la Russie, tout en soutenant les agriculteurs.
5. La dernière crise du lait
En 2009, les producteurs laitiers furent durement touchés par une diminution de près de 30 % du prix du lait. En cause, trois facteurs :
· La production de lait en Australie et en Nouvelle Zélande explosa, abreuvant les marchés et freinant les exportations européennes ;
· La crise économique de 2008-2009 ralentit la consommation et les effets se répercutèrent sur le monde agricole ;
· Les quotas laitiers augmentèrent progressivement afin de préparer la disparition du dispositif.
Quelles solutions sont mises en œuvre pour la régler ?
1. Région wallonne
Le 23 juillet dernier, le Gouvernement wallon a pris une série de mesures spécifiques en faveur du secteur laitier. Concrètement, ces mesures portent sur :
· la suspension des cotisations à l’Apaq-w pour le secteur laitier à partir du mois d’août 2015 jusqu’à mars 2016 (soit une économie pour les éleveurs de 1,050 million d’euros) ;
· la prise en charge par la Wallonie des coûts de la certification QFL (95 % des exploitations laitières wallonnes satisfont à ce cahier des charges), soit un total de 134.000 euros/an ;
· une aide aux organisations et groupements de producteurs, via un budget annuel de 400.000 euros/an ;
· la prolongation du régime d’aide régionale aux producteurs laitiers pour la transformation et la commercialisation de produits laitiers (subventions en capital de 1.000 euros/agriculteur s’inscrivant dans cette démarche).
A côté de ces mesures financières, l’accent sera mis sur le renforcement des campagnes de promotion, du programme Lait aux écoles, les programmes d’aide à la recherche agronomique et les démarches de recherches de débouchés menées par l’Agence wallonne à l’exportation. Enfin, un accompagnement individuel des éleveurs en difficulté sera mis en place.
2. Gouvernement fédéral
Le ministre fédéral de l’agriculture Willy Borsus s’est engagé à prendre et à plaider à l’échelon européen une série de mesures visant à aider le secteur agricole :
· développer les exportations : cette démarche s'inscrit dans la suite des mesures prises pour sortir de la crise de l’embargo russe ; trouver de nouveaux débouchés pour les produits agricoles doit faire partie des priorités politiques. La suppression des quotas laitiers s’inscrit dans cette logique d’ouverture des marchés ;
· accompagner les petits producteurs : il est prévu de mettre l’accent sur un accompagnement plus ciblé et plus adapté à la demande ; les mesures à respecter dans le cadre de la conditionnalité et du verdissement rendent le travail agricole complexe ; il convient donc de fournir un service d’assistance aux agriculteurs afin que ces derniers appliquent la législation de manière adéquate ;
· mettre en place de nouveaux filets de sécurité pour les prix des produits agricoles : la mesure phare réclamée par le monde agricole est de relever le prix d’intervention dans le secteur du lait ; cette mesure devrait être débattue lors du Conseil des ministres européens de l’agriculture qui se tiendra en septembre ;
· diminuer les cotisations au Fonds de santé animale dans les secteurs « porcs » et « bovins » ;
· dispenser et reporter des cotisations sociales pour les indépendants agricoles et horticoles ;
· mettre en valeur et promouvoir des produits made in Belgique : il s’agit ici de développer un patriotisme alimentaire, tant sur le marché belge que pour les produits destinés à l’exportation ;
· mettre en place de nouveaux modèles pour la contractualisation et la commercialisation de produits agricoles et alimentaires belges ;
· mobiliser l’ensemble des intervenants ;
· mettre en place un plan d’énergie pour le secteur agricole : on sait que le secteur agricole joue un rôle important dans le cadre du changement climatique ; il est à la fois responsable (émissions de carbone, etc) et victime (aléas climatiques qui mettent en péril les récoltes).
· mettre en place des mesures destinées à soutenir les agriculteurs (indépendants et PME) au travers d’une aide aux aidants proches, une égalisation de la pension minimale sur celle des salariés, etc.
Ces mesures, si elles sont à saluer, ne ciblent pas expressément le secteur laitier, aujourd’hui en crise. Il faut reconnaître que la marge de manœuvre des Etats membres est assez limitée en matière agricole. C’est le niveau européen qu’il faut mobiliser.
3. Union européenne
Bien consciente du problème qui touche actuellement les agriculteurs européens, l’Union européenne semble frileuse et laisse la main aux Etats membres. Toutefois, s’agissant des conséquences en partie dues à l’embargo russe, la Commission a réagi en prolongeant les mesures dans le secteur des fruits et légumes ainsi que dans le secteur laitier. Le mécanisme de réserve de crise prévu dans la nouvelle PAC a été mobilisé en 2014. Il vise à fournir un soutien supplémentaire en cas de crises majeures affectant la production ou la distribution agricole. Le problème d’un tel mécanisme est qu’il est basé sur un budget annuel de 400 millions d’euros par an. Or, celui-ci ne peut exister que moyennant une réduction des paiements directs, avec comme conséquence la diminution des paiements des agriculteurs.
Ces mesures sont-elles suffisantes ?
A court terme, ces mesures (réduction des charges, aides et mécanismes pour stocker et écouler les produits, etc.) offriront une bouffée d’oxygène aux agriculteurs. Mais il faut noter que ces mesures tant européennes que nationales sont limitées dans le temps. Il s’agit donc de mesures conjoncturelles destinées à produire des effets immédiats.
A moyen terme, le débat va devoir se dérouler à l’échelon européen. Seules des mesures communes à l’ensemble des 28 États membres pourront endiguer la crise et stabiliser les marchés. A ce titre, nous formulons quatre hypothèses qui pourraient servir de base de travail.
1. Instaurer de nouveaux quotas
Cette mesure permettrait de réguler à nouveau le marché laitier et casser la concurrence forcée entre les producteurs européens. Elle permettrait également de gérer les quantités produites et éviter ainsi des mêmes dérapages que dans les années septante. Toutefois, cette piste nous semble la moins réaliste, tant la logique de la Commission européenne est d’ouvrir les marchés agricoles et de pousser à la dérégulation. Un des objectifs de la suppression des quotas laitiers est l’ouverture du marché européen vers d’autres pays tels que la Chine, le Brésil et l’Inde, qui représentent un marché d’exportations considérable pour l’Europe. Depuis le 1er avril 2015, les producteurs peuvent produire sans limite au sein d’un marché libéralisé. Or aujourd’hui, la production laitière a augmenté et le marché intérieur est saturé compte tenu entre autres de l’embargo russe et de la diminution de la demande de lait en Chine, ce qui implique de facto une baisse des prix.
2. Diversifier les productions
Il s’agit d’une autre piste mise en avant qui permettrait aux producteurs laitiers de ne pas dépendre d’un seul marché. La mise en œuvre n’en est pas aisée dans la mesure où il est difficile de cultiver autre chose dans les régions à herbages alors qu’un producteur de betteraves pourra plus facilement passer à une production de céréales en cas de crise sur le marché.
3. Augmenter le prix d’intervention
Il s’agit d’un filet de sécurité mis en place dans le cadre de l’organisation commune de marché unique. En cas de surproduction, l’Union européenne peut acheter une certaine quantité de produit, la stocker et l’écouler soit sur le marché intérieur, soit à destination de pays étrangers. Il s’agit du scénario le plus probable pour le moment. Actuellement, le seuil de référence est bas et permet difficilement aux éleveurs/producteurs de vivre.
4. Harmonisation des normes
L’harmonisation des normes fiscales et sociales entre les Etats membres permettrait de réduire la mise en concurrence entre les éleveurs/producteurs européens. De la même manière, une harmonisation du coût de la main d’oeuvre atténuerait le dumping social.
A consulter également : 3 questions à Maxime Habran au lien suivant : http://www.ulg.ac.be/cms/c_6225073/fr/3-questions-a-maxime-habran
Habran Maxime, Politique agricole commune : analyse transversale de la conditionnalité environnementale, Bruylant 2015.
Habran Maxime, « Embargo russe sur les aliments européens : L’Europe doit montrer l’exemple », septembre 2014, disponible à l’adresse suivante : http://hdl.handle.net/2268/171938.
Commission européenne, Prolongation des mesures de « filet de sécurité » pour les produits laitiers et les fruits et légumes, 30 juillet 2015, disponible à l’adresse suivante : http://europa.eu/rapid/press-release_IP-15-5454_fr.htm, consulté le 2 août 2015.”
Sillon belge, disponible à l’adresse suivante : http://www.sillonbelge.be/articles/crise-du-lait-quatre-mesures-financières-immédiates-en-wallonie?qt-widget_agenda=0#qt-widget_agenda, consulté le 24 juillet 2015.
SPW, portail de l’agriculture wallonne, La Wallonie aux cotés des éleveurs, communiqué de presse, disponible à l’adresse suivante : http://agriculture.wallonie.be/apps/spip_wolwin/breve.php3?id_breve=1450&pos=3, consulté le 2 août 2015.
MR, Le Ministre fédéral de l’Agriculture Willy Borsus va prendre ou plaider 10 mesures fortes de soutien, 24 juillet 2015, disponible à l’adresse suivante : http://www.mr.be/actualites/top-news/zoom/article/willy-borsus-presente-10-mesures-fortes-pour-aider-le-secteur-agricole/, consulté de 1 août 2015.